D`un nègre blanc d`Amérique

Cyber-Espace de Don Alexandre de St-Ferdinand, preux chevalier ayant choisi le métier des armes de par sa supériorité sur la vocation des lettres, pour défendre le pauvre, le misérable, ou toute autre créature eprouvée par la malignité du hasard ou la fourberie des vilains.

Nom :
Emplacement : St-Ferdinand, Montréal, Lima, L'Hémisphère Américain

mardi, mars 21, 2006

Mémorable conte; Don Quichotte de la Manche contre le lion en cage.

L'histoire raconte qu'au moment où don Quichotte appelait Sancho, celui-ci était en train d'acheter aux bergers du fromage blanc. Pressé par les cris de son maître, et ne sachant que faire de ce fromage, qu'il ne voulait pas perdre puisqu'il l'avait payé, il eut l'idée de le mettre dans le heaume accroché à son bât et, tout content de lui, s'en alla voir ce qu'on lui voulait. «Sancho, donne-moi ce heaume, lui dit aussitôt don Quichotte. Voici venir une aventure qui peut m'obliger d'un instant à l'autre à faire usage de mes armes, ou je ne m'y connais pas.»

Entendant cela, l'homme à l'habit vert regarda de tous côtés, mais ne vit, venant vers eux, qu'une charrette sur laquelle flottaient des bannières; il en conclut qu'elle devait transporter l'argent du roi, et il le dit à don Quichotte. Mais celui-ci, qui ne voyait partout qu'aventures, ne voulut pas le croire.- Un homme averti en vaut deux, lui répondit-il. Je ne perds rien à me préparer, car je sais d'expérience que j'ai des ennemis visibles et invisibles, et j'ignore sous quelle forme, à quel moment, en quel lieu ils vont m'attaquer.
Il prit donc son heaume des mains de Sancho, qui n'avait pas eu le temps d'ôter les fromages, et le mit en toute hâte sur sa tête, sans voir ce qu'il contenait. Des fromages ainsi écrasés le petit lait commença à couler sur son visage et sur sa barbe. Affolé, il demanda à son écuyer:- Que m'arrive-t-il, Sancho? Est-ce mon crâne qui s'amollit, ma cervelle qui fond? Ou bien dois-je croire que je sue des pieds à la tête. Mais ce n'est certainement pas de peur, même si je sais que je dois m'attendre à une aventure terrible. Donne-moi de quoi m'essuyer, cette sueur coule si fort qu'elle m'aveugle.
Sans mot dire, Sancho lui tendit un mouchoir, rendant grâce au ciel de ce que son maître ne se fût aperçu de rien. Don Quichotte s'essuya, puis il ôta son heaume pour voir ce qui, à l'intérieur, lui faisait froid à la tête. Alors, voyant cette bouillie blanche et la portant à son nez, il s'écria:- Par la vie de ma dame Dulcinée du Toboso, c'est du fromage que tu as mis là-dedans, traître, chenapan, mauvais écuyer!Sans perdre contenance, Sancho répondit:- Si c'est du fromage, donnez-le-moi, je le mangerai. Ou plutôt que le diable le mange, parce qu'il n'y a que lui qui ait pu l'y mettre. Moi, monsieur, j'aurais eu le toupet de salir votre heaume? C'est tout ce que vous avez trouvé! Ma foi, je commence à croire qu'il y a aussi des enchanteurs qui me poursuivent, puisque je suis un de vos membres, et qui ont mis là cette saleté pour exciter votre colère et vous donner envie de me briser les côtes, une fois de plus. Mais ils se sont enfoncé le doigt dans l'œil jusqu'au coude: j'ai assez confiance dans votre jugement, monsieur, pour être sûr que vous avez compris que je n'ai ni fromage, ni lait, ni rien qui ressemble, et que, si je l'avais, je le mettrais plutôt dans mon estomac que dans votre heaume.- Tout est possible, admit don Quichotte.L'homme à l'habit vert les écoutait, ébahi. Et son étonnement grandit encore lorsque don Quichotte, après avoir essuyé sa tête, son visage et sa barbe, remit son casque, s'affermit sur ses étriers, puis, dégainant son épée d'une main et brandissant sa lance de l'autre, s'écria:- Et maintenant, me voici prêt à affronter Satan en personne!

C'était le moment où arrivait la charrette aux bannières, avec le charretier sur une des mules et un homme assis sur le devant de la voiture. Don Quichotte leur barra la route et demanda:- Où allez-vous, l'ami? Qu'y a-t-il dans ce chariot, et quelles sont ces bannières?- Cette voiture est à moi, monsieur, répondit le charretier. A l'intérieur, il y a deux beaux lions dans leur cage, que le gouverneur d'Oran envoie à Madrid, en cadeau à Sa Majesté; les bannières sont celles de notre roi, et elles indiquent que ce que je transporte lui appartient.- Et ils sont grands, ces lions?- Si grands qu'il n'en est jamais venu de plus grands d'Afrique en Espagne, répondit l'homme qui était juché sur la voiture. Moi qui suis de mon métier gardien de lions, j'en ai amené beaucoup de là-bas; mais comme ceux-là, jamais. Il y a le mâle et la femelle; le mâle est dans cette première cage, la femelle dans celle de derrière. Comme ils n'ont pas encore mangé aujourd'hui, ils sont affamés; alors soyez gentils de nous laisser passer pour que nous allions au plus vite leur trouver de la nourriture.Don Quichotte eut un sourire.- Vous croyez peut-être me faire peur avec vos lions? demanda-t-il. Est-ce que j'ai une tête à avoir peur des lions, moi? Pardieu, ces messieurs qui les envoient vont juger sur l'heure si je suis homme à m'en effrayer! Descendez de ce chariot, l'ami; et, puisque vous êtes le gardien, ouvrez-moi ces cages et faites sortir ces bêtes. Je vais leur montrer ici même qui est don Quichotte de la Manche, n'en déplaise à ces enchanteurs qui me les envoient!«Tiens, tiens, se dit le gentilhomme en vert, notre bon chevalier vient de se trahir. Le fromage blanc lui aura amolli le crâne et mûri la cervelle.»- Monsieur le gentilhomme, le supplia alors Sancho en se tournant vers lui, pour l'amour du ciel, faites quelque chose! Il ne faut surtout pas que mon maître s'en prenne à ces lions; sinon, c'est nous tous qu'ils vont mettre en pièces!- Votre maître est-il si fou que vous puissiez craindre qu'il s'attaque à des bêtes féroces?- Il n'est pas fou, mais téméraire.- Je vais tâcher de l'en dissuader.Et s'approchant de don Quichotte, qui insistait pour que le gardien ouvrît les cages, il lui dit:- Monsieur, les chevaliers errants doivent se lancer dans des aventures qui leur laissent un espoir de réussite, et non dans celles qui n'en offrent aucun. Quand la bravoure frise la témérité, elle tient plus de la folie que du courage. D'ailleurs, ces lions ne vous veulent aucun mal, loin de là: ils sont destinés à Sa Majesté, et vous auriez tort de les retenir ou d'interrompre leur voyage.- Monsieur le gentilhomme, occupez-vous de vos chiens de chasse et de vos furets, et laissez-moi à mes affaires. Si messieurs les lions viennent pour moi ou pour un autre, cela me regarde! répliqua don Quichotte.Et se tournant vers le gardien:- Allons, coquin, dépêche-toi d'ouvrir ces cages, si tu ne veux pas que je te cloue sur ton chariot avec ma lance!

Le charretier, voyant la résolution de ce fantôme armé, lui dit:- Monsieur, par charité, laissez-moi dételer les mules et me mettre en sûreté avec elles avant qu'on lâche les lions. Parce que, si on me les tue, je suis fini pour le restant de mes jours: je n'ai que mes bêtes et ma charrette pour toute fortune.- Homme de peu de foi, descends de ta mule, dételle, fais ce que tu voudras! Mais tu verras bientôt que tes craintes étaient inutiles et que tu aurais pu t'épargner cette peine.Le charretier mit pied à terre et se hâta de dételer. Alors le gardien s'écria:- Vous êtes tous témoins que c'est contraint et forcé que j'ouvre les cages et que je lâche les lions. J'avertis d'autre part ce monsieur qu'il est seul responsable de tous les dégâts que pourraient faire mes bêtes, sans oublier le salaire auquel j'ai droit. Je vous demanderai, messieurs, de vous mettre à l'abri avant que j'ouvre; pour moi, je sais qu'elles ne me feront aucun mal.
Le gentilhomme exhorta encore don Quichotte à renoncer à pareille folie, car c'était tenter Dieu que d'agir aussi imprudemment. Mais notre chevalier répondit qu'il savait ce qu'il faisait. Revenant à la charge, l'autre voulut le convaincre qu'il était dans l'erreur et qu'il risquait gros s'il persévérait.- Eh bien, monsieur, répliqua don Quichotte, si vous ne souhaitez pas assister à ce qui vous paraît devoir être une tragédie, piquez votre jument et allez vous mettre en sécurité.Alors Sancho, les larmes aux yeux, supplia son maître de renoncer à cette terrible aventure, à côté de laquelle l'histoire des moulins à vent ou celle des foulons n'étaient qu'une plaisanterie.- Parce que cette fois, ajouta-t-il, pas question d'enchantement. J'ai vu de mes yeux, par les barreaux et les fentes de la cage, une griffe de vrai lion; et si j'en juge par cette griffe-là, ce lion doit être plus grand qu'une montagne.- La peur te le ferait voir plus grand que la moitié du monde. Allons, éloigne-toi, Sancho, et laisse-moi tranquille. Si je devais mourir, n'oublie pas ce dont nous sommes convenus depuis longtemps: tu iras trouver Dulcinée, et je ne t'en dis pas davantage.
Il prononça encore quelques paroles qui ôtèrent à ceux qui l'entouraient tout espoir de le voir renoncer à son entreprise insensée. L'homme à l'habit vert aurait voulu l'en empêcher; mais il lui parut risqué de s'en prendre à un homme mieux armé que lui, et qui de plus était fou, comme il en était à présent convaincu. Aussi, voyant que don Quichotte recommençait à presser et menacer le gardien, le gentilhomme se décida à piquer sa jument, Sancho son baudet, et le charretier ses mules, chacun cherchant à s'éloigner le plus possible de la charrette avant qu'on laissât les lions sortir de leur boîte.

Sancho pleurait la mort de son maître, sûr que cette fois il allait finir entre les griffes des lions. Il maudissait son sort et l'heure funeste où il avait eu l'idée de retourner à son service, ce qui ne l'empêchait pas de taper tant et plus sur son âne pour s'éloigner au plus vite. Quand le gardien vit que ceux qui avaient pris la fuite étaient déjà loin, il recommença ses avertissements et ses supplications; mais don Quichotte lui répondit qu'il se fatiguait en pure perte et qu'il ferait mieux de s'exécuter.

Pendant que le gardien ouvrait la première cage, notre chevalier eut tout le temps de se demander s'il valait mieux aller au combat à pied ou à cheval. Il opta pour la première solution, dans la crainte que Rossinante prît peur à la vue des lions. Il sauta donc de cheval, jeta sa lance et saisit son bouclier; puis, dégainant son épée, d'un pas lent et d'un cœur intrépide il alla se poster devant l'ouverture du chariot, en se recommandant d'abord à Dieu, puis à sa dame Dulcinée.
Et voilà qu'arrivé à cet endroit du récit, l'auteur de cette véridique histoire ne peut retenir son admiration: «Ô vaillant don Quichotte, s'écrie-t-il, chevalier courageux entre tous! Miroir où peuvent se contempler les plus braves de ce monde! Nouveau don Manuel de León, qui fut la gloire et l'honneur des chevaliers espagnols! En quels termes décrirai-je cette terrifiante prouesse, afin de la rendre croyable dans les siècles à venir? Quels éloges, parmi les plus hyperboliques, suffiront à encenser tes mérites? A pied, seul, intrépide, magnanime, avec une simple épée et un vieux bouclier, te voilà prêt à affronter les deux lions les plus féroces de toute la jungle africaine! Je laisse à tes propres exploits, valeureux chevalier, le soin de faire ton éloge, car les mots me manquent pour les célébrer dignement.»
Ici, l'auteur, son apostrophe terminée, reprend le fil de son histoire.Quand le gardien des lions, voyant don Quichotte en position de combat, comprit qu'il lui fallait obéir sous peine d'encourir les foudres de ce chevalier téméraire, il ouvrit grand la première cage où se trouvait, comme on l'a dit, le mâle. C'était un animal d'une taille extraordinaire et d'un aspect effrayant. Il commença par se retourner dans sa cage, sortit ses griffes et s'étira de tout son long. Puis il ouvrit une gueule énorme, bâilla longuement et, tirant une langue d'au moins deux empans, il se frotta les yeux et se débarbouilla; après quoi, il sortit la tête et regarda autour de lui avec un regard de braise, de quoi épouvanter le plus téméraire. Don Quichotte l'observait sans ciller, attendant que le lion bondît hors de la cage pour se mesurer avec lui. Si grande était sa folie qu'il ne doutait pas de pouvoir le mettre en pièces.

Mais le noble animal était de surcroît fort bien élevé et n'avait pas une once d'arrogance; aussi refusa-t-il de faire cas de ces enfantillages. Après avoir regardé d'un côté et de l'autre, comme nous l'avons dit, il tourna le dos et montra son postérieur à don Quichotte, avant de se recoucher bien tranquillement dans sa cage. Ce que voyant, notre chevalier ordonna au gardien d'agacer la bête avec son bâton pour l'obliger à sortir.- Pas question, répondit l'homme. Si je l'irrite, je serai le premier à être mis en pièces. Que monsieur le chevalier se contente de ce qu'il vient d'accomplir, en matière de bravoure on ne fait pas mieux, et qu'il ne cherche pas à tenter une deuxième fois le sort. Le lion a la porte ouverte; c'est à lui de décider s'il veut sortir de sa cage. Et s'il n'est pas sorti jusqu'à présent, c'est qu'il ne le fera pas de toute la journée. Vous avez donné la preuve de votre courage: à ce qu'il me paraît, même le plus brave des braves ne peut faire plus que de défier son ennemi et de l'attendre en rase campagne. Si l'adversaire ne se présente pas, on considère que le provocateur a remporté la victoire, tandis que l'autre est déshonoré.- Tu as raison, l'ami, reconnut don Quichotte. Referme la porte et promets-moi de témoigner de ce qui vient de se passer, à savoir que tu as ouvert la cage, que j'ai attendu le lion, qu'il n'est pas sorti, que j'ai continué à l'attendre et que lui, au lieu de sortir, s'est recouché. J'ai donc fait ce que je devais. Au diable les enchanteurs! Dieu protège la raison, la justice et la vraie chevalerie errante! Ferme donc cette porte, pendant que je fais signe aux fuyards, pour qu'ils apprennent de ta bouche ma prouesse.

Le gardien obéit, et don Quichotte, mettant sur la pointe de sa lance le mouchoir avec lequel il avait essuyé son visage dégoulinant de petit lait, se mit à faire des signes aux autres, qui fuyaient toujours en se retournant à chaque pas, groupés autour du gentilhomme. Sancho fut le premier à voir le signal blanc.- Que je sois pendu, s'écria-t-il, si mon maître n'a pas vaincu ces bêtes féroces: le voilà qui nous rappelle.Ils s'arrêtèrent tous et reconnurent que c'était bien don Quichotte qui les appelait. Quelque peu rassurés, ils revinrent sur leurs pas et entendirent bientôt distinctement ses cris. Dès qu'ils furent arrivés auprès du chariot, don Quichotte annonça au charretier:- Tu peux atteler tes mules et te remettre en route. Et toi, Sancho, donne-lui deux écus d'or, à partager avec le gardien, pour les dédommager du temps qu'ils ont perdu par ma faute.- Bien volontiers, répondit Sancho. Mais où sont passés les lions? Est-ce qu'ils sont morts ou vivants?
Alors, le gardien raconta avec force détails et fioritures comment s'était déroulé l'affrontement, exagérant de son mieux la vaillance de don Quichotte, qui, disait-il, avait fait une si forte impression sur la bête que celle-ci ne s'était pas risquée hors de sa cage; pourtant, la porte était restée ouverte un bon moment. Et quand le chevalier avait commandé d'agacer le lion pour le forcer à sortir, lui, le gardien, avait répondu que c'était tenter Dieu que d'irriter ainsi cet animal; alors, le chevalier s'était résigné bien contre son gré et lui avait permis de fermer la porte.- Qu'en penses-tu, Sancho? s'écria don Quichotte. Contre le vrai courage, il n'y a pas d'enchantement qui vaille. Les magiciens pourront toujours se mettre en travers de ma route; quant à m'ôter ma foi et ma bravoure, jamais!Sancho versa les deux écus. Le charretier attela ses mules, le gardien baisa les mains de don Quichotte pour le remercier de sa libéralité et lui promit de raconter cet exploit au roi en personne, dès qu'il serait arrivé à Madrid.- Si Sa Majesté venait à demander mon nom, recommanda don Quichotte, dites-lui que je me nomme le chevalier aux Lions, car c'est ainsi que désormais j'entends m'appeler, et non plus le chevalier à la Triste Figure, suivant en cela la vieille coutume des chevaliers errants, qui changeaient de nom quand il leur en prenait l'envie, ou quand cela les arrangeait.La charrette reprit son chemin, et don Quichotte, Sancho et l'homme en vert suivirent le leur.
Pendant tout ce temps, don Diego de Miranda n'avait pas dit un mot, occupé qu'il était à écouter et à observer don Quichotte, qui lui paraissait un homme sensé devenu fou, ou un fou doté de bon sens. Il ne connaissait pas encore la première partie de son histoire. S'il l'avait lue, rien de ce que le chevalier disait ou faisait ne l'eût étonné, car il aurait tout de suite compris à quel genre de fou il avait affaire. Mais comme il ne savait pas, il le tenait tantôt pour un sage, tantôt pour un fou; car les propos de don Quichotte étaient raisonnables, élégants et bien tournés, alors que ses actes étaient extravagants, téméraires et absurdes.- Comment peut-on être assez fou, se demandait le gentilhomme, pour se mettre sur la tête un casque rempli de lait caillé et croire ensuite que des enchanteurs vous ont ramolli le crâne? Et comment peut-on être assez téméraire et insensé pour vouloir se battre à toute force contre des lions?

Don Quichotte le tira bientôt de ses réflexions:- Je ne serais pas surpris, monsieur de Miranda, que vous me preniez pour un extravagant et un fou. A en juger par ma conduite, vous auriez de bonnes raisons de le penser. Je vous ferai cependant remarquer que je ne suis pas aussi fou et stupide que j'en ai l'air. On applaudit le brillant chevalier qui, dans l'arène, sous les yeux de son roi, tue un taureau vigoureux d'un coup de lance. On applaudit aussi celui qui, dans la lice, revêtu d'une armure étincelante, caracole et joute devant les dames. Bref, on admire tous ces chevaliers qui divertissent et, d'une certaine façon, honorent la cour de leur souverain par leurs exploits d'apparence guerrière. Mais bien plus digne d'admiration est le chevalier errant qui, à la croisée des chemins, dans les lieux déserts, les forêts et les montagnes, recherche les aventures les plus dangereuses, dont il espère sortir vainqueur, dans le seul but d'acquérir une renommée glorieuse et durable. Le chevalier errant qui secourt les veuves dans les campagnes désolées vaut mieux, dis-je, que l'élégant gentilhomme qui courtise les demoiselles dans les rues de la capitale. Chacun, cependant, a son rôle à tenir. Que le courtisan serve les dames, embellisse la cour du roi avec ses livrées, admette à sa table richement garnie les chevaliers pauvres, organise joutes et tournois; qu'il se montre grand, magnifique, généreux, et par-dessus tout bon chrétien, et il aura parfaitement rempli ses obligations. Le chevalier errant, lui, doit rechercher les lieux les plus solitaires, s'enfoncer dans les labyrinthes les plus inextricables, s'attaquer à chaque pas à l'impossible, supporter en plein été les rayons brûlants du soleil et, au cœur de l'hiver, les outrages du vent et du gel. Nul lion ne peut l'inquiéter, nul monstre l'épouvanter, car combattre les uns, défier les autres et les vaincre tous, voilà le seul et véritable but de son existence. Donc, puisque le sort m'a fait membre de la chevalerie errante, je ne puis me récuser quand il se présente une tâche qui incombe à ma profession. C'est la raison pour laquelle je me suis attaqué à ces lions, tout en reconnaissant que c'était faire preuve d'une témérité exagérée. Je n'ignore pas que le courage est une vertu qui se situe à mi-chemin de ces deux extrêmes du vice que sont la couardise et la témérité. Cependant, mieux vaut s'élever, à en devenir téméraire, que s'abaisser au point d'être un lâche.